Mercredi 9 avril 2008 à 23:55

An 849, Levitas.

Mon nom est Malagos et je vis depuis maintenant une trentaine d'années à la cour d'Ael, en cette magnifique cité qu'est Levitas. Je n'y suis pas né. Je fais partie des immigrés, des étrangers qui se sont peu à peu intégrés à cette ville, à ce peuple. Lorsque mes yeux se sont posés pour la première fois sur les flèches et les tours de la grande cité, j'en suis immédiatement tombé amoureux. Même si à l'époque j'étais très jeune, je sentais en mon for intérieur que je passerais le reste de mon existence ici, et que j'y mourrais après une vie longue et heureuse.

Peut-être que l'exactitude de ce sentiment, cette vision même, est imputable à l'énergie dégagée par Ael, par le pouvoir qu'elle utilise pour faire voler la cité. Ce pouvoir est à l'origine de nombreux phénomènes que l'on ne comprend pas encore, et dont l'étude est, au fil du temps, devenue l'une de mes passions.

En tant que Maître de ces recherches, je fais partie de ce que l'on appelle les suivants d'Ael, son cercle rapproché de fidèles, sa cour. Nous sommes une douzaine, douze hommes et femmes auxquels on a accordé la chance inestimable de côtoyer chaque jour l'être qui est certainement le plus puissant et le plus beau de nos contrées : Ael en personne, la Reine des Levitis, la beauté diaphane, la reine de glace, l'esprit du vent...


Aujourd'hui, mes yeux ont vu ce qu'à nul mortel il ne devrait être donné de voir.

Au milieu de la journée, un messager est arrivé, porteur d'une missive des Observateurs, ces hommes qui passent le plus clair de leur temps l'œil rivé à leurs instruments à observer l'horizon, le ciel, les étoiles, le monde lui-même. L'homme était essoufflé, bien qu'il essayât de le dissimuler : il avait dû courir sans relâche et de toute sa vitesse. Il fallait bien ça pour fatiguer un messager entraîné à gravir sans cesse les innombrables marches des tours blanches. Cela indiquait-il un message grave ?

Ael, sur son trône, posa son regard sur lui, l'étudiant de ses yeux qui vous transpercent l'âme, vous donnant l'impression de vous mettre complètement à nu, comme si elle lisait vos pensées et vos instincts les plus profonds. D'un infime geste plein de grâce, d'un mouvement de la main d'une délicatesse exquise, elle donna la parole à l'homme qui avait repris son souffle.

Ce qu'il nous annonça glaça l'échine de tous les convives, et si la Reine ne tressaillit pas, un adorable petit pli se dessina sur son front, révélant qu'elle se faisait du souci, et y réfléchissait activement, de son intelligence formidable à laquelle aucun problème ne résistait.

Le message était clair : une flottille de guerre se dirigeait vers nous, cabotant depuis le sud. Ayant longé le désert et contourné la Falaise des Mille Tempêtes, les innombrables navires approchaient maintenant de la péninsule sur laquelle était amarrée Levitis. Ce n'était pas une simple escadrille, c'était une armée d'invasion qui s'apprêtait à débarquer sur nos terres. Venant du Sud... Nous avons tous pensé à la même chose : l'Empire se réveillait.

Ael, majestueuse, se leva alors, et, dans un espace dégagé, dessina gracieusement un cercle du bout des doigts. Alors, tel au travers d'une fenêtre, nos regards plongèrent sur l'océan, à des kilomètres au sud de la cité. L'horizon était couvert de navires. Jamais aucun de nous n'avait vu telle armada, et il est certain que plus jamais aucun d'entre nous n'en verrait plus. Le silence s'abattit sur la salle et les convives, telle une chape de plomb. Les visages, après avoir exprimé la stupéfaction, se fermèrent. Certains furent même bien près de céder à la panique. Heureusement pour ceux-là, vivre à la cour d'Ael impose un contrôle presque absolu de soi.

La Reine, silencieuse, contempla l'armada pendant plusieurs minutes. Tous, dans l'expectative, attendions sa réaction. Elle fut imprévue et imprévisible.

Ael leva ses bras d'albâtre, ses mains s'auréolant de pouvoir, l'Elixia se déversant dans son corps avec une puissance phénoménale, telle que tous la sentirent. Cela dura plusieurs minutes. La Reine sembla absorber toutes les réserves de puissance auxquelles elle pouvait avoir accès. Tous, nous la regardions, appréhendant ce qui allait arriver. Ses mains, exsudant une lumière aveuglante, claquèrent avec force devant son visage. Une onde de choc souleva nos vêtements, faisant tomber plusieurs des convives.

Sur l'océan, rien ne se passait, rien n'avait changé. Rien de visible. Nos yeux rivés sur la « fenêtre », nous ne vîmes pas le ciel se couvrir, nous plongeant en quelques instants dans une pénombre telle que l'on se crut en pleine nuit. D'un bleu limpide quelques secondes plus tôt, il était désormais d'un noir effrayant, insondable, gorgé de pluie et de foudre, ivre de la fureur que lui avait communiquée la Reine.

Alors, nous entendîmes le tonnerre, un roulement monstrueux, titanesque, comme si le ciel lui-même tremblait, empli d'une rage folle qu'il brûlait de déverser sur qui de droit. Face à cette puissance brute, abominablement écrasante, je me mis à trembler, réprimant un frisson extatique lorsque je réalisai que ce qui provoquait et contrôlait tout cela n'était autre que Ael. Mon regard revînt se fixer sur la « fenêtre » magique, que la Reine contemplait elle aussi.

A travers, je vis l'océan devenir vivant, tel un monstre à la taille inconcevable qui se levait, se réveillait après des siècles de torpeur. L'eau se souleva, millions d'échines écumantes de rage. Des vagues naquirent, et montèrent, dix fois plus hautes que les plus imposants navires. Ces terribles bâtiments de bois et de fer, grouillant d'hommes, transformés en vulgaires jouets par la démesure de la fureur marine, ballottés comme de simples fétus sur l'onde déchaînée.

Alors, le ciel se déchira, et du ciel d'encre s'abattirent des piliers de foudre, innombrables et furieux éclairs de colère, tombant sans répit sur les mats, détruisant méthodiquement tout ce qui dépassait de la surface, si le mot surface avait encore un sens dans ce maelström. Tout ce qui flottait encore, tout ce qui n'était pas noyé, brûlait, explosait dans des gerbes de flammes. La si puissante armada qui, quelques minutes avant, représentait une force formidable, se vit réduire à une flottille désemparée, esclave de l'ire des éléments, incontrôlable puissance à jamais hors de portée des hommes.

Enfin, Ael donna le coup final. D'un geste presque rageur, elle leva ses paumes auréolée de la lumière de sa fureur. En réponse, à des kilomètres, l'eau se souleva encore, et encore, comme si l'océan lui-même se dressait à l'assaut des nuages. Un mur immense, une vague innommable, un monstre aquatique d'un gigantisme inimaginable, se leva, puis s'abattit sur nos ennemis, tel le fatal et inévitable courroux d'un Dieu. Tout fut noyé, mille fois recouvert par des masses d'eau colossales.

Les nuages s'évanouirent, le ciel redevint bleu. Sur l'océan apaisé, redevenu le lumineux et plat miroir reflétant la lumière solaire, ne flottaient plus que quelques planches, résidus inoffensifs et insignifiants du drame dont nous venions d'être témoins, spectateurs privilégiés de la mort de milliers d'hommes. Sans un seul espoir de survie, sans une chance de s'en sortir. Un haut le cœur me secoua l'estomac. A ma droite, quelqu'un s'évanouit.

Mais ce n'était pas fini. Le sol se mit à trembler, à s'incliner sous nos pieds. Levitas tombait et Ael restait debout, au milieu de la salle du trône, dos à nous. Nous vîmes alors ses poings se serrer, dans un effort terrible pour reprendre le contrôle, pour éviter à ses milliers de sujets la mort certaine qui les attendait si la cité venait à chuter. Le sol retrouva son horizontalité, et cessa de s'agiter. Seuls quelques légers frémissements, de temps à autres, trahissaient l'état de faiblesse d'Ael. Elle avait tant donné... Pour son peuple, et pour tous les hommes libres de la région.

Ses beaux traits tirés par la fatigue, elle fit un effort pour rester droite et digne devant nous, ses suivants. Elle nous annonça alors quelque chose qui allait, pour les prochains siècles, changer la vie de Levitas. Notre Reine, notre âme, allait devoir se reposer, se plonger dans un long et profond sommeil, afin de régénérer ses forces tout en maintenant la cité dans les cieux, tel un joyau dans son écrin. Ce sommeil pourrait durer des années, voir des siècles...

Intérieurement, je me posai des centaines de questions. Qu'allions nous devenir, sans notre Reine pour nous guider ? Si une autre menace survenait, qui nous protègerait ? Alors, sans doute, notre peuple devrait-il, pour la première fois, prendre sa propre survie en main, et se battre, comme les autres...


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Ce texte est l'une des anecdotes que j'ai écrites pour le jeu Adreis, les Trois Lunes...
J'ai déjà fait un article à propos de ce jeu,  pour en présenter les Back Ground (ici)
La sortie de l'alpha est imminente, et ne sera réservée qu'aux gens inscrits sur le forum !
Si vous aimez le RolePlay, n'hésitez pas...

Par Etrangloire le Mardi 15 avril 2008 à 9:36
Personnellement j'aime beaucoup! On se sent pris dans l'histoire, et on en attendrait la suite, comme dans ces prologues à la David Gemmell (si tu vois...).
Par and-justice-for-all le Mardi 22 avril 2008 à 12:21
Bon style, bonne histoire. Bon texte quoi.
Félicitations ^^ J'ai beaucoup aimé
Cependant lorsque tu dis "le message était clair : une flotille de guerre.." je pense pas que le terme flotille soit approprié vu qu'après tu parles de gigantesque armada ^^'

A part ça, chapeau l'artiste.
Par Tolgerias le Samedi 26 avril 2008 à 17:12
Moins aéré que le style de Nothingness que j'ai lu précédemment, j'ai eu plus de mal à entrer dans la lecture. Le menu effort fournit on découvre ce qui ma fait dévoré tant de livres au cours de mon existence, un sourire crispé aux lèvres !

Du coup, je me sens plus d'hauteur pour le RP ^^

 

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